Rétribution (Terminée)

Son téléphone sonnait, mais Alvin l’ignorait. Assis au pied de son lit, le dos bombé, il ne prêtait plus attention au monde. Il n’entendait que la sonnerie, et n’attendait plus qu’elle arrête. Silence à nouveau. Quelques minutes passèrent dans le silence total, seule l’ambiance de la journée et des femmes de la maison, en une lointaine sourdine, se mélangeait à sa respiration. Le téléphone se remit à sonner. Le mercenaire enfonça son front dans ses paumes, ses coudes creusant dans ses cuisses nues.

Son téléphone se mit à vibrer. Un message texte. Alvin abaissa ses mains et tourna la tête vers sa table de chevet. Il resta immobile ainsi, les mains pendantes entre ses cuisses, lorsque la porte de sa chambre se mit à craquer. Alvin abaissa ses yeux vers le sol, où un cheagle l’observait de l’entrouverture de la porte. La bête de Shella et Richard…
Quelle ironie… Une androïde ayant jurée fidélité à Tesseha’lla, protégeant une cible de son pays. Un deamon, un prince rebelle, le vaisseau d’un esprit. Normalement, il faudrait l’enfermer dans les laboratoires de la ville, l’enchaîner, le forcer à se soumettre, soustraire l’esprit en lui.
Normalement, son oncle n’aurait pas envoyé un assassin après lui.

Il se leva, mit des pantalons rapidement avant qu’une des femmes planquées chez lui rentre dans sa chambre, ignora Chiyu, puis saisit son téléphone. Il l’ouvrit. Une longue liste d’appels manqués, mais pas tous de la même personne. Il y avait que deux messages textes. Un de son oncle, évidemment. Répondre. Urgent. Ouais. Fous-toi le dans le cul, toi aussi. Mais le deuxième message le surprit, étant à l’opposé extrême de ses attendes.

Besoin de réparations. Urgent.

Le mercenaire dévisagea son téléphone, presqu’anxieux. Maintenant? Pourquoi… C’était bizarre, quand même. Il y avait-il eu du développement du côté de Sylvarant aussi? Alvin avait entendu parler du projet Neptune. Est-ce que les exorcistes étaient au courant?

Urgent.

Pourquoi pas.

Il finit de s’habiller, ignora les filles ― de toute façon, elles faisaient déjà ce qu’elles voulaient avec sa planque, elles n’avaient clairement pas besoin de savoir où il était ― dit au revoir à Chiyu et à Rinko, puis prit la route pour Sylvarant.




La bâtisse était toujours aussi impressionnante que dans ses souvenirs. C’était un endroit remarquable car elle était l’une des très rares traces de technologie en ce pays. Ces territoires qui vénéraient tant les esprits, le surnaturel, la magie, voyant la technologie comme un monstre qui assassinait les esprits. Et pourtant, si seulement ils savaient… Mais ce genre de secret louche, corrompu, n’était pas unique à Sylvarant, n’est-ce pas? Après tout, il n’y avait probablement qu’une poignée de personnes en ce monde qui savait les secrets de Tesseha’lla, les projets de cyborgs et d’androïdes et de destruction de masse. Tout comme Tesseha’lla eux-mêmes ne savaient pas les secrets cachés derrière les cryas de Windor et de Strahta… car non, Alvin non plus ne le savait pas. C’était un secret lourdement gardé, et même si Richard se devait allégeance à Tesseha’lla maintenant, ayant cédé leur cryas à la capitale, les experts ne savaient toujours pas comment exploiter l’énergie contenue à l’intérieur. Ils leur semblaient même que les citoyens de Barona, que le roi lui-même n’étaient pas au courant. Mais bien sûr, c’était une ruse de la part du roi. C’était facile de jouer les innocents lorsqu’on a été couronné roi à un très jeune âge, avant d’avoir reçu l’éducation de son paternel pour apprendre le métier. Lui-même en savait quelque chose… Sauf que Richard avait aussi caché à tout le monde qu’il était possédé (ou peu importe) par un esprit qui l’avait transformé en deamon.
… est-ce que Milla connaissait ce deamon?

― « Salut, je viens pour les réparations! » déclara-t-il à un garde qui le voyait venir, d’un ton mielleux en agitant la main. Bien naturellement, il était faussement amical, et les deux hommes le savaient très bien. Le garde se contenta d’ouvrir la porte de l’entrepôt, sans aucun regard vers le mercenaire. Bordel qu’il le haïssait, celui-là. C’était peut-être un code, tout ça, mais juste parce qu’il était de Tesseha’lla, il n’avait pas à lui faire un air aussi bête que ça à tous les coups!

Bien naturellement, ce n’était pas la première fois qu’il jouait à ce petit jeu. Alvin savait exactement où aller. Et bien heureusement pour lui, il n’y allait avoir personne pour le faire chier sur le chemin. Cet « entrepôt » se devait d’être… « vide ».

L’espion arriva à la salle où il devait « réparer » des machines. Sylvarant n’étant pas trop friand de la technologie, ils ne « savaient » pas comment réparer ces machines, et donc ils devaient faire appel à des « techniciens » de Tesseha’lla de temps en temps. Après tout, il s’agissait là de bonne entende, n’est-ce pas? Ils étaient deux nations en paix, qui ne complotaient certainement pas l’une contre l’autre, et ne se trahissaient surtout pas.
Voyons. C’était comme dire que son oncle n’aurait jamais envoyé d’assassin sur son cul. La famille, c’était tissée serrée, on s’entraidait, on se serrait les coudes, on ne s’entretuait jamais!

― « L’habituel, hein? Je vais commencer à avoir peur, vos supérieurs vont se dire que je ne fais pas le boulot comme il le faut! » blagua-t-il à l’exorciste souriant, avant de se mettre à genou devant un tuyau. C’était drôle à dire, mais Alvin savait bel et bien comment réparer ces trucs, et ce n’était pas à sa façon habituelle de régler les choses. À force de jouer le jeu, il savait comment manipuler ces machines, et…

Le mercenaire fronça des sourcils. Il leva la tête vers l’exorciste, qui était devenu soudainement beaucoup moins amical, même s’il souriait toujours autant. « Mais qu’est-ce que… »

Cela n’était plus acceptable. Et cela n’allait pas être acceptable. Mais Jade en avait le pouvoir.

Tout le monde avait ses petits secrets, n’est-ce pas?

Dans ce métier… tout était un cas de conscience.

― « Êtes-vous… certain? » hésita le scientifique. Heh. Un scientifique. À Sylvarant… tout le monde avait ses petits secrets, n’est-ce pas?

― « C’est au nom de la science que ces expériences ont lieu. Nous sommes jamais certains. C’est pour cela que nous devons faire ce genre de sacrifice, » le sermonna le praetor. Praetor? Est-ce que ce rang s’appliquait réellement ici? On l’appelait docteur ici. Docteur Balfour. On n’utilisait même pas son nom de Sylvarant. On utilisait son ancienne identité de Tesseha’lla.

― « O-oui, docteur Balfour, vous avez raison… »
― « N’ayez pas de doutes, docteur Cooper. Ces expériences ne sont-elles pas raisonnées? »

Son assistant ne répondit pas sur l’instant. Un cas de conscience, n’est-ce pas? Quel ennui…

― « Non, vous avez raison. Ces expériences sont nécessaires. Cruelles, mais nécessaires. Nous n’allons jamais vaincre ces deamons si nous hésitons face à une telle chose! » répondit Cooper avec soudainement plein d’entrain. Bien. Il était un peu trop tard pour perdre un assistant, et Jade n’était pas aussi charismatique qu’Artorius. Il savait manipuler, mais il ne savait pas dire de beaux doux mots.

Cooper activa un levier, et le monstre sous leurs yeux, enfermé dans une cage, se mit à se tordre de douleur. Les veines de son corps gonflaient, mais à l’étonnement des scientifiques présents dans la galerie, des caillots se formèrent dans les veines du monstre. « Élasticité remarquable, » ne put s’empêcher de commenter Jade, avant que les caillots, prenant des proportions démesurées, explosent, transperçant la peau d’un vert de marre de la créature. Celle-ci s’effondra au sol, alors que la pression des caillots faisait jaillir son sang noir un peu partout dans la cage, apposant une couche noire sur toutes les parois.

― « Sujet n°42 décédée, » déclara une scientifique. « Aucun signe vital détecté. »
― « Appelez un concierge, » déclara Jade au micro. L’équipe s’activa, certains scientifiques se regroupant pour aller déjeuner ensemble. Quelques hommes s’approchèrent de la cage, libérant les parois de verre pour pouvoir accéder à l’intérieur. Jade vit le sang épais s’infiltrer dans la machine. Il fronça des sourcils.

― « Nous ne pourrons plus faire d’expériences pendant un bon moment… »
― « Oui, en effet, il va falloir trouver de nouveaux sujets, » soupira Cooper, prenant des notes sur sa feuille de rapport. Jade tourna lentement la tête vers son assistant, les yeux toujours rivés sur le tube où les concierges s’activaient à nettoyer le sang, ignorant le cadavre vert.
― « Il nous n’en reste plus? »
― « Non, docteur. La prison… bah, vous le savez, enfin! »

Ah. Oui. La prison. Son état se détériorait à un point tel qu’elle devenait complètement inutilisable. Ils allaient bientôt devoir la fermer. Elle avait besoin d’urgence de rénovations. Un plan qu’Artorius approuvait, naturellement. En entendant, Palmacosta devenait en quelque sorte la prison à sécurité maximale par intérim, mais…

― « Je suppose que nous allons abandonner les expériences sur les hybrides pour l’instant. Nous allons reprendre nos recherches sur les deamons de Titania. »
― « J’ai bon espoir, sir. »
― « Moi aussi, » mentit-il. Il tourna les talons et descendit à l’étage inférieur pour aller voir la cage. Le sang devenait de plus en plus épais… comme si c’était devenu du goudron. Mais qu’est-ce qui s’était passé?

― « Docteur? » s’inquiéta un des concierges, en voyant les sourcils froncés de Jade. Ils savaient tous que pour que Jade affiche une telle expression, c’était parce que la situation était sérieuse.

― « DÉGAGEZ! » hurla-t-il aux concierges, avant de tendre la main pour balancer un Splash. Les hommes, habitués, bondirent hors de portée, et le Splash du praetor empêcha le cadavre de les couvrir de son sang.

― « Avez-vous été touché? » demanda-t-il aux hommes. Heureusement, aucun n’avait été contaminé par le sang, mais maintenant, la cage était complètement bousillée. Le sang-goudron s’était complètement infiltré dans les mécanismes.

― « C’était normal, ça? » demanda un des concierges.
― « Non. Sortez. Je vais devoir décontaminer la scène. »

Les hommes obéirent, et Jade mit le feu à toute la salle. L’équipe sur le terrain mit en marche les ventilateurs, tandis que le goudron brûlait peu à peu.

Jade soupira.

― « Il va falloir que je lui vende des informations, maintenant… » se plaignit-il à voix haute, avant de se diriger à un ordinateur. Heureusement, le temps qu’Alvin s’amène ici, la scène allait ― normalement ― être propre.




Jade fit un sourire mielleux au mercenaire. Toujours les mêmes plaisanteries idiotes, n’est-ce pas? Heureusement, le mercenaire n’était pas stupide. Ç’aurait été le comble. Le mercenaire en question réalisa rapidement que quelque chose clochait, que ce n’était pas un… « échange » habituel, où Jade ne faisait que saboter une machine pour donner un prétexte valide à Alvin pour sa présence. Non, cette fois-ci, il était bel et bien nécessaire…
Jade ne voulait aucunement risquer la vie d’un de ses hommes. Et Alvin allait être… un sacrifice nécessaire. Dur, mais nécessaire.

― « Une expérience qui a mal tournée, » déclara-t-il, tout simplement. Face à l’hésitation de l’espion, le praetor y jeta un coup d’œil. Hum! En effet, c’était complètement couvert du sang noir. « Je peux vous fournir des gants, si nécessaire? » ajouta-t-il avec un petit sourire « amical », même si les deux hommes savaient très bien qu’il y avait zéro amitié entre eux.

Jade soupira.

― « Tel que je vous connais, vous allez fouiner après. Alors ce sera l’information que je vais vous vendre. Nous réalisons des expériences… nous tentons de créer des hybrides, en quelque sorte. Celui-ci… a fait ça. Je risque de vous décevoir, mais c’était notre dernier sujet. Je l’ai brûlé ce matin suite à sa mort, alors vous n’allez pas être en mesure d’en trouver un autre en ces lieux. »

Une… expérience? Alvin eut un petit rire anxieux. Quelque chose lui disait qu’il ne devait pas être là. Quelque chose lui criait « danger » dans son esprit. Une expérience de la part des exorcistes? Du docteur Balfour, par-dessus tout? Qui avait « mal tournée »? Il regarda à nouveau le panel électrique, complètement recouvert d’une substance noire. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien faire pour produire une telle chose…

― « Si je comprends bien, je ne suis pas supposé toucher à ça, c’est ça hein? » demanda-t-il sur un ton sarcastique, ce à quoi l’exorciste répliqua avec un air sombre. Merde. C’était quoi ce bordel encore? Il se releva. « Il n’y a pas… je sais pas, un moyen de nettoyer tout ça? On peut très bien juste débrancher le courant et… passer ça à l’eau, j’imagine. »
― « Vous imaginez? »
― « Oui. Ouais? Au pire… Je passerais la nuit là-dessus, faut croire, » soupira le mercenaire. L’exorciste le considéra un moment avant de le laisser faire.

Alvin débrancha la machine, puis réalisa qu’il n’avait jamais su comment les exorcistes obtenaient leur énergie. Ils étaient tellement contre l’utilisation des esprits en tant qu’objets, ils ne pouvaient certainement pas brancher leurs machines sur Volt comme Tesseha’lla le faisait. S’ils ne stockaient pas leur énergie à partir d’un esprit… comment alimentaient-ils cette ferme? Ce n’était quand même pas les fermiers et leurs plantes qui nourrissaient cet « entrepôt », tout de même!

Et c’est ça que l’horreur de la réalisation le prit.

Il n’allait tout de même pas…

Le praetor ayant décontaminé l’intérieur de la machine grâce à ses artes, séché et purifié, le mercenaire put se mettre au travail, sous l’œil très attentif de l’exorciste. Alvin lui jetait des coups d’œil de temps en temps, nerveux, très visiblement nerveux. Bon sang… il savait qu’un jour, tout allait lui péter dans la face, mais à ce point-là? Aussi rapidement que cela? Il n’avait même pas eu le temps… Il n’avait même pas eu l’occasion… Bon sang! Milla… Il savait qu’un boulot d’espion comme le sien était toujours dangereux, qu’il fallait se préparer à la mort en tout temps, mais il savait comment s’en échapper, il pouvait s’en échapper, il avait tout le temps un plan pour s’enfuir, c’était toujours sa priorité!

Quel abruti qu’il faisait! Quelle erreur de débutant!

Il releva la tête une énième fois; cette fois-ci, le praetor ne le dévisageait pas. Alvin jeta un coup d’œil autour de lui, pendant que Jade regardait ailleurs. Il y avait une issue. Même si l’exorciste l’enfermait ici, il allait pouvoir s’en sortir! Il était capable de sauter le circuit de cette porte!

― « Voilà… » commença-t-il en dévisageant Jade, guettant toute réaction louche. « Ça devrait fonctionner maintenant, » affirma-t-il tout en se levant, les yeux bien fixés sur le praetor. Il recula de quelques pas, puis actionna un bouton. En effet, les parois de vitre s’élevèrent, se scellant sur le vide, montrant que tout était en état normal. Une fois le tout joué, toujours le regard figé sur Jade, il recula à nouveau de quelques pas, un peu en angle avec l’entrée. Si le praetor tentait quoique ce soit, il allait pouvoir s’élancer vers la sortie, mais Alvin n’était pas assez fou pour avoir le dos directement dans la porte.

Le praetor gardait une face froide, solide, imperméable, impermutable, mais en réalité, intérieurement, il rigolait à grands éclats. Voir ce pauvre petit espion, pathétique, presqu’insignifiant, lutter contre sa vie à grandes perles de sueur froide, son foulard presque complètement trempé par cette anxiété qu’il n’arrivait aucunement à cacher… quel délice! Certes, certes… voir une telle matière dans les laboratoires du pays ennemi, ce n’était pas ce qui avait le plus réassurant! Et il supposait qu’en lui disant qu’ils n’avaient plus de sujets… N’importe quel homme passablement intelligent pourrait, de manière tout à fait naturellement compréhensible, supposer qu’il était dans un piège et qu’il ne serait plus jamais capable de se sortir de là, prisonnier à vie.
Mais Alvin n’était pas passablement intelligent. Il était passivement un boulet.

― « Mes excuses, sire… Je sens que je vous fais peur… » susurra Jade d’un ton menaçant. Qu’est-ce qu’il adorait jouer la comédie… « Je n’ai nullement l’intention de vous emprisonner ici, croyez-moi, vous êtes bien trop précieux pour nos pays! » continua-t-il d’un ton théâtralement faux. Oh, il allait faire durer ce désespoir le plus longtemps possible… Après tout, il était vrai que, enfin, Alvin lui était utile puisqu’il était son rare contact avec Tesseha’lla, son rare contact avec qui il pouvait être vu par n’importe qui, n’importe quand. Mais des espions, c’était si facilement remplaçable! Ceci dit, Jade devait avouer qu’il ne s’était pas attendu à ce qu’Alvin lui donne une solution à ce « problème » de substance. La technologie devait certainement avoir changé depuis son départ de la capitale technologique… Jade était convaincu que la moindre goutte d’eau aurait complètement bousillé la machine. C’était quelque peu dommage; il aurait bien aimé voir l’effet de cette matière noire sur les humains, et il n’était pas question qu’il sacrifie un exorciste pour cela. Du moins, pas aujourd’hui.

Après, il ne serait pas contre qu’Alvin succombe à un désespoir sans fin et se transforme en deamon, juste ici. Il serait dans l’endroit idéal pour se faire emprisonner, c’était bien mieux de finir ses jours en laboratoire qu’à Titania, il lui semblait.
Hum… Titania…

― « Je vous remercie pour vos services. Vous avez été d’une très grande utilité. Vous avez sauvé notre laboratoire, après tout. Je le croyais irrécupérable, » le remercia-t-il en toute sincérité, un ton qui détonnait beaucoup de son attitude normale. C’était un peu son point faible; lorsqu’il était trop sobre, cela voulait nécessairement dire qu’il était honnête. Enfin… « Bien entendu, vous serez récompensé… mais j’ai un autre service à vous demander, » rajouta-t-il en lui faisant dos, se dirigeant vers un terminal. « Vous avez sûrement entendu parlé de l’évasion de la capitaine des pirates Velvet et de ses acolytes, n’est-ce pas? Après tout, tout le monde en parle. Un homme comme vous doit forcément être au courant de ces choses, » demanda-t-il en faisant allusion à son métier d’espion. Il ne fallait jamais le mentionner directement, au cas où des oreilles au mauvais endroit les écouteraient.

Il dévisagea Alvin avec insistance, comme s’il s’attendait à ce que l’espion sache où Velvet se trouvait. Celui-ci se contenta d’hocher la tête, toujours visiblement mal à l’aise. Peu importe.

― « Titania est faible. Vieille. Trop facile à percer. Même ce bâtiment est plus solide que notre prison. Cela ne se fait pas. Certes, je suis très heureux que nos expériences restent contenues dans ce laboratoire, il ne faudrait surtout pas que nos hybrides s’échappent… Nous avons besoin d’eux pour notre guerre à venir contre Heldalf et la malveillance. Après tout, vous pouvez bien être fiers de vos cyborgs, mais avec toute la malveillance que Tesseha’lla engendre naturellement… vos cyborgs sont humains, après tout, » raconta-t-il avec un petit sourire en coin. Oui… toute la cupidité de la Spirius Coorperation, cela ne pouvait être un bon signe pour les pauvres petites cyborgs. Ils devaient trouver un moyen de fabriquer des armes biologiques, capables d’une autonomie parfaitement, contrairement à de simples fusils et autres « armes technologiquement supérieures » que Tesseha’lla pouvait imaginer, et à l’épreuve de la malveillance. Une façon complètement sûre et sécuritaire d’avoir la main-haute sur la capitale du meurtre gratuit d’esprits.

Son sourire s’élargit. C’était assez d’information pour l’espion, n’est-ce pas?

― « Je crois que pour nos intérêts communs, il serait bien que Titania ait une petite… mise à jour. Peut-être quelque chose de plus poussé que Palmacosta? » suggéra-t-il, à peine voilé.

Qu’est-ce qui se passait… Alvin n’osait pas quitter Jade des yeux. Il avait l’impression que dès le moment qu’il allait tourner la tête, les yeux, ne serait-ce qu’une fraction d’un instant, il allait être mort. Le mercenaire sentait son anxiété prendre des proportions démesurées. Bordel… Il savait que Jade était un expert en la matière. Le fameux docteur Balfour n’était pas un docteur pour le rien. Ses connaissances en médecine et autres sciences étaient poussées, même reconnues dans le monde scientifique. Heureusement pour le praetor, la population générale n’avait aucune idée de qui il était, ainsi il était facile pour lui de prendre une nouvelle identité.

Finalement, il avait eu peur pour le rien. Alvin n’en était pas rassuré pour autant… mais il sentait son cœur se calmer juste un peu. Juste assez pour pouvoir être lucide à nouveau. Le mercenaire regarda la machine à nouveau. Mais qu’est-ce qui s’était passé ici…? Jade parlait comme s’il avait vraiment eu un problème incontrôlable. Qu’est-ce qu’il pouvait bien faire? Des hybrides…? Mais quel genre d’hybridation réalisait-il!? Les hybrides n’étaient-ils pas des humains mélangés à des animaux? En quoi cela allait leur donner un avantage sur Heldalf? Et Tesseha’lla? … la malveillance naturellement engendrée par Tesseha’lla…? Qu’est-ce qu’il voulait dire par là au juste?

Le mercenaire regarda le praetor, la confusion étant clairement dessinée sur son visage. La malveillance à Tesseha’lla… Ce n’était pas Heldalf? Jade avait raison sur un point; si Noire se faisait contaminer par la malveillance, elle allait sûrement se transformer en une espèce de deamon. Il ne pouvait s’imaginer comment, mais aucune cyborg n’avait face à Heldalf jusqu’à maintenant. Cela dit, il avait raison. Les cyborgs sont avant tout des humains. Si les humains sont transformés en deamons suite à une exposition à la malveillance, pourquoi pas les cyborgs?
Au moins, il n’y avait aucun risque avec les androïdes comme Shella…

― « Alors vous faites des hybrides comme nous hein? Et ils vont être meilleurs que notre modèle le plus récent? » répliqua Alvin avec un sourire en coin, sentant qu’il avait attiré la curiosité du praetor. « Je sais pas si notre projet Neptune est à l’épreuve de la malveillance… mais j’ai entendu dire qu’elle était une force à craindre. Elle va savoir comment contrer cette, euh, malveillance que nous engendrons! » Il fronça des sourcils. Devait-il jouer cette carte ou avouer son ignorance? « J’espère que vos hybrides seront contrer votre propre malveillance? » demanda-t-il avec une pointe d’arrogance, après avoir passé ses mains dernière sa nuque, s’approchant du terminal avec nonchalance.

Le terminal affichait le plan de Palmacosta, ainsi qu’un plan amélioré de Titania. Alvin eut une moue impressionnée. Jade avait déjà travaillé sur un nouveau plan. Il ne perdait pas de temps. Toujours aussi efficace, hum? Alvin pouvait voir quelques endroits où, de ses propres connaissances, il pouvait effectuer quelques améliorations. « Vous allez rebâtir Titania sur elle-même? J’imagine qu’une prison sur une île, c’est plus facile à défendre que sur une plaine, mais ça ne risque pas d’être un peu dur pour la main-d’œuvre? » demanda-t-il, sérieux, comme s’il était bel et bien en affaires. Le mercenaire pointa quelques endroits qui semblaient faibles, et lui expliqua quelques astuces. « Vous feriez probablement mieux de faire un port intérieur. Comme ça, si vous laissez un bateau sans surveillance, il ne pourra pas partir. Il faudra que les portes soient ouvertes. Ça fera une étape supplémentaire pour un prisonnier ambitieux, » expliqua-t-il avec un clin d’œil; eh oui, il était au courant de la dernière évasion. « Je vous suggérai bien une clé double… mais vous savez, maintenant, la technologie permet la reconnaissance vocale et digitale et etc. Cela peut être un peu difficile à configurer, par contre… »

Le projet Neptune? Intéressant… Il n’était effectivement pas au courant que Tesseha’lla allait de l’avant avec ses armes de guerre. Certes, c’était à s’en douter, mais déjà? En plein milieu de cette crise de la malveillance? Jade n’était pas dupe, après tout. Il savait fort bien que cette « Neptune » n’était pas destinée pour Heldalf. Malgré la soi-disant coopération entre Sylvarant et Tesseha’lla, les haut-gradés savaient très bien qu’aussitôt Heldalf mort, les combats entre les deux nations allaient reprendre de plus belles. Il allait vraiment devoir mettre les bouchées doubles sur ce projet… Autant pour anéantir Heldalf avant que trop d’innocents meurent que pour arrêter Tesseha’lla avant que le mana n’existe plus.

Si seulement il pouvait trouver un moyen de purifier la malveillance…

― « Vous nous sous-estimez, Tesseha’llien. C’est bien votre arrogance qui engendre autant de malveillance. Nous sommes proches de la nature, nous savons contrôler notre propre malveillance, » répliqua-t-il froidement à Alvin, trouvant sa réplique bête. Oh? Ne savait-il pas que les humains étaient la source de la malveillance? Après tout, Heldalf était humain, avant. Mais c’est vrai que ce n’était pas tout le monde qui le savait… Ce n’était que les gens importants qui étaient au courant. Quelle tristesse; Alvin n’était pas important…

― « Intéressant… » marmonna Jade en étudiant les suggestions de l’espion. Finalement, il sous-estimait peut-être l’intelligence et la créativité du mercenaire. Les idées qu’il apportait comblaient de profondes lacunes dans ses plans, et comme cela faisait un bon moment que Jade n’avait pas mis les pieds dans son ancienne capitale, il n’était plus au courant des percées technologiques de la ville. Qu’est-ce qu’ils progressaient rapidement! Peut-être que ce projet Neptune représentait bel et bien une menace, après tout… Il allait devoir avertir Artorius.

― « Je suppose que vous avez un contact intéressant pour moi, » suggéra-t-il avec un grand sourire, ce à quoi Alvin soupira et lui en proposa quelques-uns. Jade voyait que l’espion en question était toujours nerveux; lui rendre la liberté allait être un « paiement juste et équitable ». Il n’osait pas lui en parler trop des hybrides. Après tout, lui-même n’allait pas lui en dire beaucoup sur cette Neptune. Ceci dit, la liberté était un grand cadeau à échanger face à ces modifications de Titania… et son travail sur la machine. La liberté était toujours une rétribution appropriée.

― « Votre travail est fini pour aujourd’hui. Soyez réassuré; vous êtes libre. Vous pouvez, naturellement, vous baladez à votre guise dans notre « ferme ». Tâchez de ne pas vous perdre sur le chemin du retour… je ne peux pas garantir votre sécurité, après tout… » Il eut un petit sourire amusé, se retenant pour ne pas lui rire au visage, puis reprit son sérieux aussitôt pour se concentrer sur son travail. Il allait faire en sorte que Titania soit si invincible que même une incompétente comme Eleanor ne saurait tout gâcher.

Alvin était abasourdi. Sylvarant ne générait pas autant de malveillance que Tesseha’lla…? Pourquoi? Comment pouvaient-ils contrôler leur malveillance? Comment savaient-ils le faire? Sylvarant en connaissait plus qu’eux? Heldalf n’était-il pas la source de la malveillance?

Alvin se fit montrer la porte assez rapidement, juste après avoir donné des contacts, et il resta un long moment à ladite porte. Qu’est-ce que Sylvarant avait de plus qu’eux? Non, non… POURQUOI Heldalf n’était pas la source de la malveillance? Voyons, voyons! Milla collectait tous ces esprits justement pour pouvoir battre Heldalf! Parce que les esprits devenaient corrompus! Ce praetor avait l’air de dire que même après la mort du seigneur des calamités, la malveillance allait encore être un problème! Milla faisait tout cela pour le rien? C’était quoi, il y avait un être plus puissant que Heldalf!?

Non… il disait que c’était les villes qui les généraient. Non, non! Ce n’était pas les villes. C’était les humains. C’était les humains qui étaient à la source de la malveillance.

Pourquoi? Comment ça? Comment cela se pouvait? Et comment personne n’était au courant? Lui, il ne l’était pas. Ce n’était même pas Sylvarant, non. Ses contacts étaient bel et bien convaincus que Heldalf était le problème. Ils croyaient tous que c’était le fléau de ce monstre. Mais les… les humains en généraient…? Lui-même en générait…?

Il plaça sa main sur sa poitrine, puis glissa ses doigts sous son collet. Il créait de la malveillance? Il contaminait les esprits comme Milla? Et Milla? Est-ce qu’elle en créait? Elle avait un corps d’humain, non? Si les humains généraient de la malveillance, alors elle aussi, non? Pourtant… pourtant, non, ça ne faisait pas de sens! S’ils en généraient tous, tout le monde serait des deamons, non? Mais pourquoi Jade lui mentirait?

Hum, mouais, Jade avait des milliers de raison de lui mentir.
… mais pas sur ça. Non. Jade avait été honnête. Il le savait.
… devait-il en parler à Gilland? Est-ce que son oncle était au courant?

Il saisit son téléphone et l’ouvrit. Tous ces textes et appels manqué de son oncle. Il soupira. Que devait-il faire? À qui devait-il en parler? Jade n’allait rien lui dire. Il ne faisait pas confiance en son oncle. Alors il restait qui? Milla? Shella? Richard? Naomie? Peut-être même cette Magilou; elle cachait bien son jeu, mais il était évident qu’elle connaissait beaucoup de choses. Après tout, elle se tenait avec des deamons, même en étant humaine. La plupart des humains n’osait pas se tenir aussi près de daemons, par peur d’être contaminé. On savait que les deamons généraient de la malveillance.

Richard avait été transformé en deamon à cause de son esprit corrompu, n’est-ce pas? Mais rien ne disait que cet esprit avait été corrompu par Heldalf… Et Rokurou semblait n’avoir jamais vu Heldalf de sa vie. Et si ces deamons avaient été transformés par leur propre malveillance…?

C’était grave. Très grave. Il devait absolument en parler à Milla.
Mais pourquoi? Pourquoi pensait-il à elle?
Probablement pour pouvoir sauver sa peau.
Quel lâche qu’il était…
Mais ça, il l’acceptait.
N’est-ce pas?
N’est-ce pas…?

Son téléphone sonna. Son oncle. Il n’était qu’un lâche, n’est-ce pas? Un putain de chiot qui obéissait aveuglément à son oncle. Bordel…
Il devait absolument trouver la réponse à cette énigme.

― « Sylvarant prépare une armée d’hybrides pour contrer nos cyborgs, » déclara-t-il avant que son oncle ne puisse dire quoique ce soit…
― « … Je vois, » répondit Gilland. Alvin soupira.
― « Je n’arrive pas à trouver plus d’informations sur leurs hybrides, mais ils ont l’air très dangereux. Et… ils ont l’air humains, » supposa-t-il. Il ne pouvait rien dire de plus pour son oncle, mais il supposa que l’information était assez importante pour le faire réagir.
― « … Je vois, » répondit à nouveau son oncle.

Le mercenaire entendit deux gardes s’approcher, et il fonça vers une cachette, téléphone toujours à l’oreille, juste au cas où.

― « Tu as entendu parler de la nouvelle découverte? » demanda un des deux gardes.
― « Quelle nouvelle découverte? » répondit son confrère.
― « Il paraîtrait que la tour de mana abrite deux grands esprits! Nous avons toujours su qu’Aska était le gardien des lieux, mais une jeune recrue a réussi à l’amadouer et a pu faire contact avec un deuxième esprit! »
― « Quoi? Il y a deux esprits dans cette tour? »
― « Eh oui! Il n’y a pas qu’Aska, il y aurait aussi Luna comme esprit de la lumière! »
― « Wow! Nous sommes sous la protection de deux esprits? Je parie que Tesseha’lla n’en a aucun! » s’exclama le deuxième garde, juste avant de rentrer dans une salle, se soutirant de l’ouïe du mercenaire.

― « Alvin. »
― « O-oh, oui, désolé, je― »
― « Trouve-moi cette tour de mana, » exigea son oncle, avant de couper la communication. Alvin dévisagea son téléphone, comme s’il était possédé. Et il allait faire ça comment, au juste?