Temur

Il est né dans une cuve chaude. Le liquide gluant et épais l’entourait comme une matrice aimante et sécurisante, et pourtant, il était froid. C’était un paradoxe qu’il ne comprenait pas, car il n’avait pas encore la capacité de comprendre ce qu’était un paradoxe. Il ne pouvait pas encore sentir. Ses yeux atrophiés et son esprit encore mal terminé ne lui fournissaient aucune information sur son environnement direct. Seule restait autour de lui la sensation réconfortante du liquide pseudo-amniotique, et de tout ces mots étranges qui se succédaient dans son esprit nouvellement formé. Non. Il n’était pas nouveau. Il était très ancien. Aussi vieux que le monde, sans doute. Il avait simplement pris conscience de lui-même, adopté une forme nouvelle, guidé par les courants immobiles de l’épais fluide, comme un vaisseau échoué sur la plage. Il resta plongé dans cette grotte nourricière un certain temps, le temps de prendre conscience de sa propre forme. Il avait un corps, il avait un esprit, ce qui était nouveau. Il pouvait tenter de bouger ses petits membres, mais il ne parvenait qu’à produire des gesticulations grossières et bien vite avortées, ses mains et ses pieds peinant à se débattre dans la colle épaisse qui l’enserrait. Alors il cessa.
 
Du temps passa encore. Il n’en avait pas la notion, aussi ne fut-il pas capable de précisément en décrire l’égrenage. Il prit conscience de lui-même, plus précisément que la vague forme de reconnaissance de soi qui lui avait jusque-là servi de conscience. Il possédait un tronc, et quatre membres. Plus une tête. Sa tête était coincée dans un étau inorganique, qui lui délivrait de la nourriture. Il savait que cet étau était fait d’un matériau étranger à son univers, étranger à la cuve. Il était fait de métal. Un métal inoxydable, insensible à l’influence corrosive du liquide dans lequel lui-même baignait. Il savait des choses. Il savait le monde extérieur, il savait qu’il était dans un laboratoire, que le cordon ombilical artificiel auquel il était relié lui apportait, en plus des nutriments nécessaires à survie et à sa croissance, des informations. Il pouvait sentir le flux magique qui pénétrait directement son lobe temporal, l’inondant chaque jour un peu plus de nouvelles données, le nourrissant comme était nourri son corps. Il profita de sa jeunesse et de la plasticité de son organe pour classifier les données nouvelles, pour comprendre ce qui se passait au-delà de son univers. Il vivait dans un monde étrange, un monde dans lequel des gens comme lui, mais différents de lui, se battaient contre les hordes daemoniaques des envahisseurs. Un monde à la frontière d’un changement profond, perdu entre la technologie qui l’avait vu naître et la magie qui le nourrissait. Il était le produit de Tesseha’lla, un bastion de progrès dans un monde en proie à la fois aux forces barbares et aux influences rétrogrades de leurs rivales. Il devait fidélité à la cité de la technologie, il devait s’assurer de la protéger et de l’aimer comme sa mère. Car, d’une certaine façon, pour ne pas dire d’une façon, elle était sa mère. Il sépara ces données des autres, car elles semblaient différentes. Le cordon ombilical ne se trompait jamais, cela il le savait, mais il semblait en ce moment plus prompt à manifester des émotions.
 
Il se pencha sur ce concept nouveau, qu’il abordait pour la première fois. Les émotions n’étaient pas quelque chose qu’il connaissait réellement. Il éprouvait de la curiosité, certes, mais pas grand-chose de plus. Son sort lui convenait, perdu dans le liquide opaque, à croître et à emmagasiner. Il savait qu’il avait été conçu avec un but précis à l’esprit, mais il savait également que ce dernier n’était pas important pour le moment. Seul comptait l’agencement toujours progressif de ses cellules, l’avancement de sa structure corporelle. Ses doigts tremblèrent un bref instant, et il se fit de nouveau immobile. Il n’avait pas besoin d’émotions, lui disait le cordon. Seulement de fidélité. Il se rendit alors compte que ce dernier pouvait communiquer avec lui, et il découvrit un nouveau concept. Il existait un monde en dehors de lui. Quelque chose de tangible, qui n’appartenait pas seulement au domaine des idées qui étaient injectées de force dans son esprit. Il sentit une certaine forme… D’excitation, à l’autre bout du cordon primal. Et une forme de satisfaction en lui, comme s’il avait accompli quelque chose d’important. Cela était bien, lui dit-on. Tesseha’lla était fière de lui. Le sentiment de satisfaction crût immensément dans sa poitrine, et il sut enfin pourquoi il avait été mis au monde. Il servait ses créateurs, pour éprouver encore une fois la fierté d’accomplir ce pourquoi il était fait.
 
Le temps passa encore après cet incident fertile. Chaque jour, la créature pouvait sentir en elle sa force grandir, ses cellules se démultiplier. Il savait qu’il était né pour accomplir un but, pour remplir une mission capitale. Il n’était simplement pas prêt, et cela était mal. Cela était totalement antithétique avec ce qu’il était, avec tout ce qu’il devait être. Il découvrit alors un autre sentiment. La culpabilité, qu’il utilisa et intégra en lui comme un feu froid et dévorant pour accélérer sa croissance, jusqu’à ce qu’enfin, il soit jugé prêt. Cela arriva soudainement, sans qu’il en soit au préalable avertit. Ses yeux fonctionnaient depuis longtemps, mais ne pouvaient rien capter au-delà du brouillard liquide de sa cuve. Ce fut donc avec étonnement qu’il découvrit le concept de lumière, quand les marées qui l’enserraient depuis toujours se retirèrent par le drain du fond de son bocal. Il regarda autour de lui, découvrant une pièce aux accents blancs et métalliques, et trois personnes qui le regardaient. Il retira le cordon de sa bouche, et prit sa première goulée d’air, toussant pour expulser de ses poumons le liquide qui s’y trouvait encore. Ses mains tremblantes se posèrent sur la paroi de verre qui lui faisait face, et il se redressa, imitant la posture de ses vis-à-vis, ses jambes mal assurées peinant à soutenir son poids. Il regarda les gens en face de lui, notant leurs visages lumineux et leurs expressions satisfaites. Il avait accompli la première partie de sa mission. Il était en vie, il progressait.
 
La suite de sa vie fut occupée par une batterie de tests plus variés les uns que les autres. Il courut. Il sauta. Il souleva des poids. Il fut disséqué, couturé, coupé, analysé. Ses créateurs semblaient fascinés par son corps, et ne cessaient de s’exclamer à son sujet, proclamant le succès retentissant du projet Synthégenèse. Il découvrit rapidement que son nouveau quotidien impliquait également de nombreux entretiens avec un dame qu’il apprendrait rapidement à connaître, cette dernière étant en charge de son bien-être et surtout de son développement psychologique.
 
"Dis-moi Temur, est-ce que tu aimes ton nom ?"
 
Ils se trouvaient dans la même pièce que d’habitude. Il n’aimait pas réellement ces entretiens, que son esprit encore jeune trouvait pesant et difficile à supporter. Il préférait grandement les tests, et le contact froid et aimant de la lame dans sa chair, ou le fait de devoir courir jusqu’à ce que son corps doive puiser dans ses réserves de biomasse pour pouvoir tenir et continuer son activité. Mais parler lui semblait complexe. Lent. Inutile. Ce n’était pas comme la communication avec le cordon, douce et instinctive. La femme qui se tenait en face de lui était dangereuse, et tout son corps lui criait de s’enfuir à chaque fois qu’il la voyait, comme s’il se trouvait en face d’un dangereux prédateur. Ce qui était impossible. Il était le prédateur. Il n’aimait pas tout cela.
 
"Réponse : c’est un nom. Il est nécessaire pour que je fonctionne de manière optimale de porter un nom.
 
- Ce n’est pas ma question, Temur, fit-elle en griffonant sur sa feuille, les sourcils froncés.
 
- Réponse : Je ne sais pas. Question : qu’est-ce qu’aimer ?
 
- Il est un peu tôt pour ce genre de question philosophique. Mais je vois où se situe le problème, continua-t-elle. Pourquoi parles-tu comme ça ?
 
- Question : Parler comment ?
 
La journée va être longue."
 
Les tests ne restèrent cependant pas longtemps confinés dans l’espace clos du laboratoire, et la jeune créature fut rapidement confrontée au terrain, découvrant dans le même temps le monde extérieur. Si son contact avec ce dernier fut strictement réglementé, il put néanmoins se gorger de nouvelles odeurs. De nouvelles couleurs. Et surtout, de nouvelles saveurs, qu’il découvrait à distance, et qui éveillaient en lui des instincts qu’il avait ignoré jusqu’à présent. Mais il ne pouvait pas laisser distraire. Il sortait pour un but, pour une mission précise. Pour mettre à mort les daemons qui pullulaient sur ce monde, pour se débarrasser de la vermine affligeante qui entravait la marche triomphale du progrès de Tesseha’lla. Son premier combat fut long et intense, les vagues ennemies se succédant en une marée ininterrompue venant se briser sur les récifs de sa détermination. Ses équipiers notèrent avec un mélange de fascination et de peur son efficacité macabre, et il fut rapidement décidé après le succès de cette première opération de le promouvoir à un poste de commandement, son esprit agile bien qu’unique étant certain de produire des résultats des plus intéressants. Ce fut un fiasco monumental, se soldant par la perte de nombreuses vies. Temur était foncièrement incapable de comprendre l’esprit de ses subordonnés, et le fait qu’ils puissent tenir à leurs vies. Seul comptait pour la réalisation de l’objectif qu’on lui avait fixé, et les sacrifices nécessaires pour y arriver n’avaient dans son esprit qu’une importance très subalterne. Ce premier échec refroidi eut pour effet immédiat de refroidir l’enthousiasme auparavant immodéré de ses responsables.
 
"Temur ? Tu sais que cet entretien est très important pour décider de ton futur, hm ?"
 
De retour dans la pièce froide, avec le monstre qui portait la peau humaine. Il plongea son regard dans ses yeux verts et acides, et se demanda pourquoi il avait si peur d’elle. Il ne pensait qu’elle soit contaminée par la malveillance. Il s’en serait rendu compte. Il y avait autre chose. Quelque chose de plus noir, de plus mauvais encore, quelque chose de profondément humain. Et pourtant, elle était la seule à lui avoir réellement témoigné de la bienveillance, à s’être sincèrement préoccupé de son sort et de son bien-être, au-delà de la simple sauvegarde de ses fonctions physiques.
 
"Question : que suis-je ?
 
- Il y eut un moment de silence, et elle soupira, avant de mâchonner son stylo et de chercher une réponse. Finalement, elle prit la parole, un sourire triste épinglé sur sa face :
 
- Tu es notre enfant. Notre plus grande fierté. Je suis très fière de toi, tu le sais ?
 
Il aurait dû être heureux. Ou tout du moins satisfait. Satisfaire ses créateurs était le but de sa vie. Mais plus il évoluait, plus il grandissait, plus il se rendait compte que cela n’était pas suffisant. Il suffisait de constater le résultat de son interaction avec les soldats pour comprendre que quelque chose n’allait pas chez lui. Il était encore incomplet. Imparfait.
 
- Temur, reprit-elle sur le même ton. Donne-moi la liste de tes directives.
 
- Préserver Tesseha’lla. Obéir. Survivre. Apprendre. Préserver mes créateurs. Préserver les infrastructures jugées prioritaires. Préserver mes coéquipiers. Préserver la population civile. Préserver les infrastructures jugées secondaires. Evoluer. M’adapter. Préser…
 
- Un instant, interrompit-elle. Définis évoluer.
 
- Remarque : impossible.
 
- Surprime cette directive.
 
- Remarque : impossible.
 
- Je vois."
 
La suite fut aussi imprévue que brutale. Il fut décidé que l’expérience Temur représentait un trop grand danger, et que ce dernier devait disparaitre. Hélas, ce fut exactement ce qu’il fit, sans que personne ne sache réellement comment. Si aujourd’hui, les équipes spéciales de Tesseha’lla ont l’odre de le capturer à vue, et de le mettre à mort si cela s’avère impossible, la populace en général ignore encore tout de son existence.
 
Rapport numéro 87 du docteur Allya Avi :
 
Temur représente un danger. Pas pour ce qu’il est actuellement, mais pour ce qu’il est en train de devenir. Il a été conçu pour représenter une arme des plus efficaces, capable d’évoluer et d’apprendre à un rythme effréné. Seulement deux ans après sa naissance, il possède déjà des connaissances rivalisant avec un adulte, et des capacités de combat égalant nos plus grands soldats. Cela serait le signe d’un succès sans pareil pour le projet si ce dernier ne commençait pas à montrer des signes d’auto-détermination. Il se questionne. Il apprend. Pire que tout, il nous questionne.
 
S’il est laissé libre d’évoluer encore quelques temps, je crains qu’il n’échappe totalement à notre contrôle. Je recommande sa mise à mort immédiate et l’annulation totale du projet Synthégenèse.
 
Rapport numéro 87bis du docteur Allya Avi :
 
Il s’est échappé. Que les esprits nous préservent. Il doit absolument être retrouvé, et ce avant qu’il ne soit exposé à une dose corruptrice de malveillance et transformé en daemon.
 
 

Arme(s) : Crocs du prédateur : Temur est doté d’une dentition d’une incroyable solidité, capable de broyer même les métaux les plus résistants.
 
Lames recourbées : Temur peut faire surgir du bout de ses avants bras des lames recourbées dont la forme rappelle les pattes d’une mante religieuse. Ces dernières sont faites d’une chitine spéciale, leur agencement moléculaire les rendant aussi résistantes et tranchantes que le métal.

Arte : Crachat de mucus : Temur est capable de projeter à très haute vitesse un mucus soit acide, soit se solidifiant rapidement au contact d’une autre matière, dans les buts respectifs de blesser ou d’entraver les mouvements de ses adversaires. Trop utiliser cet art stimule la glande responsable de la production de mucus, ce qui puise rapidement dans ses réserves de biomasse, l’épuisant et l’affamant.