Amnésie [Alice] (Terminé)

La mère se sépara enfin de son enfant dans un soupir, bouleversée par autant d’émotions. « Tu as l’air de bien te porter. Je suis si heureuse… Tu vas pouvoir vivre avec nous à nouveau! » Elle se retourna, comme si elle cherchait quelque chose en particulier. « Oh, je suis si confuse, tu dois avoir faim, n’est-ce pas? C’était l’heure de manger et je n’ai rien à te servir! »

― « Allons, allons, je suis sûr qu’elle peut attendre un peu. Dis-nous, Lisana… que t’est-il arrivé? Tu as… vu ce Heldalf? Est-ce que toi aussi…? » demanda-t-il, sans terminer sa question. La mère se figea, craignant la réponse.

― « Ne vous inquiétez pas, madame, nous avons mangé, vous pouvez vous asseoir, » mentit Terra pour enlever le stress des épaules de la mère, avec un sourire plutôt faible. Elle jeta un regard à Lisana, l’encourageant à dire la vérité, comme Alice l’avait fait plus tôt.

La mère d’Alice eut un hoquet d’horreur en apprenant que Lisana fut reprise par une guilde de voleurs, s’inquiétant follement pour sa fille, puis éclata en larmes lorsque celle-ci lui déclara être une deamone elle-aussi. Son mari passa un bras sur ses épaules pour la consoler.

― « Pas toi aussi! Nous allons jamais être ensemble! Je vous ai complètement perdues, toutes les deux! » sanglota la mère, alors que le père tapotait dans son dos.
― « Allons, ne dis pas ça… Nos filles ne sont pas devenues des monstres. Elles sont encore en vie! » raisonna-t-il, pour ensuite prendre un air grave. « Par contre, c’est vrai que vous ne pourriez pas rester ici. Les exorcistes sont agités depuis l’attaque au port. Des deamons qui se sont échappés de Titania ont attaqué un navire, et depuis, les exorcistes pourchassent tous ceux qui pourraient, ne serait-ce qu’un peu, collaborer avec les deamons. Nous serions tous emprisonnés s’ils découvrent que vous êtes ici. »

Le père prit un air sérieux, dévisageant ses deux filles, le regard plein de détermination et d’amour paternel. « Vous n’êtes pas en sécurité ici. Nous ne pouvons vous cacher, les exorcistes ne se gênent pas pour fouiller dans les foyers. Vous pouvez rester ici cette nuit, mais il vous faudra partir à l’aube, avant qu’on ne vous repère. Je ne veux certainement pas vous voir en danger dans cette ville! »

― « Alors on se débarrasse d’eux? » s’indigna la mère entre deux sanglots. « On les renvoie dans cette guilde de criminels!? »

― « Regarde Lisana! Elle se porte bien! Ils ne la maltraitent pas! Si elle est plus en sécurité là-bas qu’ici, alors oui, on la renvoie là-bas, où les exorcistes ne pourront pas lui faire du mal! » répliqua le père avec autorité, ce à quoi la mère ne sut répondre.

― « Je vais les escorter. Je vais m’assurer qu’elles soient en sécurité, toutes les deux, » commenta Terra timidement, se faisant toute petite dans cette scène familiale. La mère semblait à peine réassurée, mais garda son mécontentement pour elle-même.

Terra tourna la tête vers les jumelles. « Tant et aussi longtemps que Heldalf gouverne la malveillance, vos parents ne pourront jamais vous accepter ici… Et je doute que votre mère n’accepte de vous suivre jusque dans cette guilde, » chuchota-t-elle, tandis que le père rassurait son épouse. « Je… je veux me battre contre ce Heldalf. C’est injuste que votre famille soit divisée ainsi à cause de lui. Je ne sais pas comment je vais m’y prendre, mais je vais le battre. J’en fais ma mission. » Elle ferma les yeux, réfléchissant à cette promesse. Peut-être devrait-elle rejoindre les exorcistes? Après tout, elle était capable de magie… mais en même temps, elle avait peur de son passé. Avait-elle été une ennemie des exorcistes dans le passé? Qui était son maître? Est-ce que son maître avait été un exorciste? Devait-elle plutôt se battre seule, ou aller faire face aux exorcistes pour exiger des explications sur son passé?

― « Excusez-moi, mais j’aimerais aller voir quelqu’un. Je serai de retour pendant la soirée, à moins que vous ne vouliez m’accompagner… »

Terra eut beaucoup de peine pour Lisana, mais était complètement à court de moyens. La seule façon de régler ce problème était de battre Heldalf, ou d’encourager les parents à aller vivre ailleurs. D’une certaine manière, elle pouvait comprendre la rigidité du père. Elle savait qu’il voulait garder ses filles auprès de lui, mais en faisant cela, il les mettait en danger. Ce n’était pas pour sa protection, mais pour celle de ses filles qu’il agissait ainsi. Il ne voulait pas risquer d’envoyer ses filles en prison. Et probablement que s’ils déménageaient comme cela, sans aucun avertissement, cela risquerait d’envoyer les exorcistes à leurs trousses. C’était une situation déchirante où il n’y avait rien à y faire, au plus grand malheur de tous…

― « Tu es sûre que tu ne veux pas l’accompagner…? » demanda-t-elle à son amie, voulant elle-même courir après Lisana, mais celle-ci avait bel et bien demandé un peu de solitude. Elle se sentait terriblement mal pour la jumelle, mais elle savait qu’il n’y avait rien à faire.

― « J’aimerais aller voir Dornick; ça m’a inquiété un peu de le laisser tout seul au village, parmi tous ces deamons. Je sais qu’il est capable de se défendre, mais c’est quand même celui qui nous a aidé le plus dans toute cette histoire… » expliqua Terra, en se dirigeant vers le quartier où résidait l’elfe. Les rues étaient encore plus calmes, et elles retrouvèrent la cabane du magicien sans aucun problème. Arrivées devant celle-ci, Terra fut étonnée de voir aucune lumière d’allumée, et sentit son angoisse monter en flèche. Elle frappa à la porte du mage, et comme elle n’eut aucune réponse, elle ouvrit la porte, celle-ci étant débarrée. Elle formula une flamme dans ses mains afin d’éclairer la maison, puis vit l’homme endormit à son bureau.

― « Qu’est-ce que j’ai eu peur… » soupira-t-elle, pour ensuite s’approcher de l’elfe pour le réveiller. Celui-ci grommela, se redressa douloureusement, puis dévisagea Terra et Alice avec étonnement.

― « Mais qu’est-ce que… »

― « Vous ne devriez pas dormir sur votre bureau, ce n’est pas bon pour votre santé; est-ce que vous avez au moins mangé? » le sermonna-t-elle, en prenant un air sévère, ce qui était quelque peu loufoque pour sa personnalité. L’elfe sembla encore plus confus.

― « Pourquoi êtes-vous ici? N’étiez-vous pas à la recherche de votre sœur? » demanda-t-il en regardant Alice, cherchant une explication dans son visage. Il fronça des sourcils en la voyant attristée, se demandant si elles l’avaient retrouvée morte.

― « Nous l’avons retrouvée, elle est en vie. Comme vous l’avez supposé, elle a été repêchée par la guilde des ombres, » l’informa-t-elle, avec une certaine réjouissance. L’elfe n’eut aucune réaction, et elle fronça des sourcils, contrariée. « Je m’inquiétais pour vous, je voulais m’assurer que vous étiez sauf et de retour chez vous. »

― « Eh bien, vous le voyez, je suis en vie, » répliqua-t-il bêtement, ce à quoi Terra soupira avec exaspération.

― « Je tenais à vous remercier pour toute l’aide que vous nous avez donné, mais on dirait bien que vous pouvez vous en passer! » lui dit-elle agressivement, tournant sèchement des talons, traînant Alice avec elle vers l’extérieur. L’elfe resta songeur, ou plutôt boudeur pendant un instant, puis les héla avant qu’elles ne quittent la maison.

― « Attendez, » les arrêta-t-elle en se levant de sa chaise. Terra soupira, puis se retourna vers l’elfe, l’air fâché. Dornick s’arrêta devant elles, les considérant l’une et l’autre, puis croisa ses bras avant de reprendre la parole.

― « Vous avez dit l’autre jour que vous n’étiez pas humaine, » commença-t-il par dire, attirant aussitôt l’attention de Terra. « Vous avez raison. Vous n’êtes ni humaine, ni elfe, ni deamon. La raison pour laquelle vous êtes capable de magie avec autant de douance est très simple; vous êtes une esprit. »

― « Une… esprit? » demanda-t-elle, confuse, n’ayant jamais entendu le terme auparavant. Soudainement, l’endroit où elle avait reçu un coup dans la guilde des ombres se remit à lui faire mal, et elle grimaça.

― « Je ne sais pas comment c’est possible… Vous avez la même signature magique qu’un esprit, ainsi que celle d’un humain. Vous n’êtes pas humaine, vous n’êtes pas un esprit. Vous êtes les deux, possiblement. Un esprit avec une forme physique. Je ne sais pas pourquoi vous vous ne souvenez de rien, mais vous n’êtes pas un monstre. Au contraire, vous êtes probablement plus pure que n’importe qui dans cette ville. » L’elfe soupira, comme si donner l’explication avait été une tâche longue et pénible. « Pour être honnête avec vous, j’adorerais pouvoir vous garder ici, afin de vous étudier. Vous avez une trace magique similaire au chêne dans ce village. Je n’avais jamais vu cela auparavant, tout comme je n’ai jamais vu une personne comme vous. C’est peut-être même pour cela que vous ne vous souvenez de rien; peut-être que quelqu’un a fait trop d’expériences sur vous. Je… vous encouragerai donc de partir. Et de ne pas vous tenir près de Tesseha’lla ou des exorcistes. Ils vont vous considérer comme une arme ambulante. »

Terra baissa le regard, sans voix. Une arme ambulante… c’était bel et bien ce qu’elle avait été. Qui était son maître? Était-ce un homme de Tesseha’lla ou de Sylvarant? Alors que Dornick s’apprêtait à fermer sa porte, elle l’interrompit. « Est-ce que les couronnes d’esclavages sont courantes ici? »

― « Non, » répondit le magicien après une courte pause, surpris par la question. « Ici, on utilise de la magie. Vous parlez d’une technologie de Tesseha’lla; ce sont eux qui ont toutes les technologies, après tout. »

L’elfe referma finalement sa porte, et Terra s’accrocha à Alice. « J’étais donc une arme pour Tesseha’lla… est-ce que tu crois qu’ils me recherchent? » s’inquiéta-t-elle, soudainement prise d’angoisse. Elles avaient été dans cette ville, quelques semaines plus tôt déjà. Personne ne l’avait arrêté… Étaient-ils à sa recherche? Pourtant, cela n’expliquait pas pourquoi elle s’était réveillée à Hellawes. Son maître… son ancien maître était donc à Tesseha’lla…

― « Est-ce que je devrais y retourner…? » se demanda-t-elle, tourmentée par les choix qui s’offraient à elle et la peur. Était-ce trop risqué? Elle voulait en apprendre plus sur son passé, comprendre ce qu’elle était.

― « Alice, c’est quoi un esprit? Pourquoi suis-je si différente des autres? »

Alice avait raison. Il était mieux de ne pas se diriger dans la gueule du loup tout de suite. Après tout, n’était-ce pas dans les alentours de Tesseha’lla que Heldalf se cachait? Se diriger vers la capitale de la technologie allait les mettre en danger toutes les deux, et comme Alice venait de retrouver sa sœur, il était mieux de miser sécure.

― « J’espère qu’il se souvient de nous, depuis le temps! » soupira-t-elle, se rappelant de la démence du vieil noble. Soit qu’elles étaient devenues de parfaites étrangères à ses yeux, soit qu’il les attendait depuis tout ce temps.

Le duo quitta la ville pour prendre la route, afin de rejoindre le chemin qui traversait la forêt. Terra suggéra qu’elles passent la nuit dans les bois, afin de ne pas déranger le vieil homme à minuit, et elles reprirent la route dans la matinée. Déjà, en distance, la villa avait une vue magnifique. Située en haut d’une colline, elle était entourée de magnifiques arbres gigantesques, ainsi que d’un énorme jardin habillement entretenu. Terra était surtout attirée par le lac, surplombé par une belle fontaine. Cet homme ne cachait pas sa richesse.

Elles n’eurent pas de misère à se présenter; l’homme les repéra alors qu’elles s’approchaient de l’entrée. Le noble prenait son déjeuner dans son jardin, accompagné de quelques serviteurs.

― « Je vous reconnais! Vous êtes ces demoiselles qu’on a transporté sur la route! » s’exclama-t-il, tout joyeux et excité à avoir de jeunes convives à sa table. Il se leva lentement, aidé par ses domestiques, et s’approcha gaiement du duo. Il leur embrassa la main et insista qu’elles viennent s’asseoir pour prendre le petit-déjeuner avec lui.

― « Votre conducteur n’est pas avec vous? » s’étonna Terra, en le cherchant des yeux. Elle se souvenait encore de l’étrange sentiment qu’elle ressentait en la compagnie de cet homme.

― « Qui? Ah? Mon valet? » demanda le noble, aidé par un domestique qui lui chuchotait à l’oreille. Il tourna la tête, puis pointa une fenêtre de sa villa. Terra suivit son doigt et vit l’homme étrange dans une fenêtre, qui se cacha aussitôt derrière un rideau, comme s’il espionnait sur eux.

― « Depuis les attaques sur les routes, il est un peu étrange, excusez-le! »

― « Quelles attaques? » releva Terra, inquiète.

― « Vous n’avez pas entendu! Terrible, terrible histoire! Un énorme golem feuillu attaque les commerçants et les voyageurs qui viennent par ici, terrible, terrible! Très dur pour les affaires! Et aucun mercenaire n’y arrive à bout! Terrible! »

Tandis que le noble se lamentait pour ses affaires, Terra remonta la tête vers la fenêtre à l’étage, où elle sentait que le valet les épiait toujours. Cela n’expliquait pas vraiment pourquoi cet homme se comportait ainsi… mais elle ressentit néanmoins de la sympathie pour le vieillard.

― « Si le monstre vous dérange tant que ça, je peux aller m’en occuper. Je suis capable de magie, après tout. Je peux produire du feu, » se proposa-t-elle avec un petit sourire, faisant la grande joie du vieil noble.

― « Magnifique! Magnifique! Mes affaires vont enfin pouvoir reprendre! » se réjouit-il, aussi heureux qu’un enfant devant des bonbons.

Alors que les domestiques tentaient de calmer le noble, Terra remonta la tête à nouveau vers l’étage, puis se retourna vers Alice.

― « Il est étrange, quand même, non? Je veux dire, ce valet… Il pourrait quand même venir nous dire bonjour… » bouda-t-elle. « Est-ce que tu veux retourner voir ta sœur? Je crois que je pourrais m’occuper de ce golem toute seule. Ne t’inquiètes pas pour moi; si tu veux retourner Lisana, je t’en prie, n’attends pas après moi! »